Geisha des quartiers populaires

Plus qu’un “déjà vu”, c’est un “déjà vécu”. La scène se répète à l’identique à l’exception du jour et de la nuit.

Nuit. Elle s’approche du passage piéton et s’engage. Il arrive face à elle, le regard inquisiteur qui ne flanche pas et le sourire au coin des lèvres. Un aplomb effronté presque enfantin. Il ne lâche rien et continue de la fixer alors qu’elle rit en hochant la tête. La scène est incongrue puisque prenant place dans un pays où les hommes ne séduisent pas, regardent mais ne savent pas voir. Un pays dont le charme ne rentre pas dans les valeurs de ses habitants. Bref lui, clairement, il n’est pas d’ici et il se jette. Cent mètres plus loin dans la ruelle, il l’interpelle. Elle fait volte-face et lui sourit d’un air amusé et lui demande: t’es vraiment en train de me suivre? Elle remarque qu’il manque à son sourire une dent au fond à droite. À le regarder plus attentivement, il est attendrissant avec son air de gamin sûr de lui mais perdu dans un corps d’adulte. Il ne se démonte pas et prononce deux phrases dans un ordre et une grammaire incertains: tu es belle, est-ce que tu as un copain? Elle éclate de rire. Elle dit merci et que oui. Il sourit toujours et ça en devient presque drôle. Elle lui souhaite une bonne soirée et ils partent chacun de leur côté.

Jour. Elle s’approche du passage piéton et s’engage. Il arrive face à elle, le regard inquisiteur qui ne flanche pas et le sourire au coin des lèvres. Un aplomb effronté presque enfantin. Il ne lâche rien et continue de la fixer d’un air entendu. La scène se passerait à Paris qu’elle passerait complètement inaperçue. Sauf qu’elle se passe dans une ville d’un pays où l’on se sent invisible et où les hommes sont restés à un stade d’évolution somme toute assez primate. Elle passe devant lui en l’ignorant avec pour seule idée en tête d’aller chercher un café et de rentrer à temps pour la première réunion du matin. Cent mètres plus loin dans la ruelle, adossée au mur en attendant sa commande, Sade en concert à fond en fond sonore, elle ne le voit pas marcher droit sur elle. Une second plus tard, il se tient debout face à elle avec la tête un peu penchée, toujours souriant, un brin suppliant. Elle se décale et lui demande: tu m’as vraiment suivie? Elle remarque qu’il manque à son sourire une dent au fond à droite et elle se rappelle. Il prononce deux phrases dans un ordre et une grammaire incertains: tu es belle, est-ce que tu as un copain? Elle éclate de rire et lui dit qu’il lui a déjà posé la même question il y a trois mois. Clairement, il ne se rappelle de rien et sans se démonter il demande: Et t’as toujours un copain? Elle n’en revient pas du sans gêne, du courage, du manque de tact et de subtilité qui se mélangent à cet échange. C’est burlesque et ridicule et pourtant il a l’air d’y croire comme si lui seul percevait une forme d’évidence et de certitude à cette situation.

Pendant qu’elle essaye de prendre congé, tout ce à quoi elle arrive à penser c’est cette scène dans “Mémoire d’une Geisha” où Sayuri doit faire tomber un homme à la renverse rien qu’en marchant dans la rue. Doublé accompli dans les ruelles de King Cross se dit-elle. Mieux vaut en rire qu’en pleurer.