Gone, elle est

Elle a les yeux qui balaient les étagères, et sur les étagères des tranches de livres de toutes tailles qui se suivent comme des dominos géants. Les titres, les auteurs sont collés les uns aux autres. Certains, populaires, ont leurs jumeaux ou triplés à côté d’eux, puis il y a les orphelins, les oubliés, ceux qui sont la car ils restent a jamais les « non-choisis », ceux qui attendent qu’on les remarque, qu’ils attirent, qu’on les caresse et les attrape, les ouvre et les découvre, avec intérêt, page après page, un effeuillage délicat ou frénétique ; mais au moins qu’il se passe quelque chose…

Elles sont deux, leurs regards parfois se croisent, celle qui balaie les tranches de ses cils doucement prononce comme on se confesse : Tu sais à quoi cela me fait penser quand je regarde une bibliothèque ou quand je suis dans une librairie ?

Cela me fait penser à quand je passais mon permis de conduire. Tu crois que c’est difficile et puis tu regardes autour de toi et tu relativises car dans chaque voiture qui roule il y a un conducteur et donc un permis obtenu et ensuite tu penses à tous les abrutis aux volants et là tu te dis que si ces cons ont été autorisés à rouler alors tu dois toi-même pouvoir y arriver.

Et bien pour les livres c’est pareils. Cela parait dur d’écrire un livre, et quand tu contemples les tranches, éventuellement les pages, tu penses a tous ces noms inconnus qui ont été choisis pour être publiés ; les bon, les moins bons. Et là tu te dis qu’alors toi aussi tu dois pouvoir y arriver… Cette phrase, la dernière, elle ne l’a pas prononcée mais très fort elle y a pensé.

Le balayage reprend doucement, imperceptiblement. Une tranche et sa jumelle se font soudain remarquer. Cela se lit « girl gone » – dans la section criminelle. C’est un titre qui dérange quand il est lu par une femme et que le corps de celle-ci donne des signes d’alertes que personne ne comprend, pas même elle-même.

Tu reconnais la musique, c’est une reprise d’Amy Winehouse. Interruption vocale – comprendre à double sens. Oui elle la reconnait. Elle ajoute en guettant du coin de l’œil les deux jumelles qui clignent de leur étagère sur la scène de crime: Elle avait notre âge…

En face, la repartie à l’attaque alors proclame: Tous les grands artistes sont des torturés, c’est sans doute pourquoi ils sont si talentueux. En réponse a quoi il sera mentionné quelque chose à propos de Zazie, la lourdeur et l’horreur de son dernier album – comprendre pensée latérale qui a suivi le commentaire « torturés ».

Et par une volte-face armée qui ne prévient pas, la première a l’oreille musicale de soudainement parler de Patrick Bruel et d’une chanson qu’elle adore, un homme dont la femme est journaliste de guerre et part sans qu’il sache si elle reviendra. Elle dit ne plus se souvenir du titre mais pense que c’est quelque chose comme « she is gone ».

Elle ne remarque pas en face le balayage qui s’est arrêté, le regard figé, le carnet qui s’est refermé, les tranches à présent floues, la musique devenue sourde et le courant d’air froid qui pénètre. Elle se contente d’accepter l’invitation a « s’en aller » – c’est le moment.

L’instant d’après n’est plus  – girls gone.