Les sans-abris d’ici. Ils sont différents des mendiants. En cela que la plupart ne mendient pas. Ils sont là comme des figures immobiles, figés comme des statues de crasse, ornements des rues sales qu’ils tapissent. Certains ont repris l’allure d’animaux sauvages qui gardés trop longtemps en captivité n’ont pas su bouger, avancer, s’échapper. Alors couchés là au milieu du reste, ils restent. D’autres sont redevenus comme des enfants et ont perdu le sens d’eux même, ils ont cessé de s’appartenir quand bien même ils occupent encore leur enveloppe corporelle. Seuls ensemble, ils font partie du quartier, leurs lits amovibles sont chaque matin remballés contre les murs des rues à sens unique où ils ne cachent ni pour pisser, ni pour chier entre deux voitures de police. Leurs voix vibrent la dope, ils dégueulent verbalement, s’agressent en geste désarticulés alors qu’entre eux slaloment les costards aux heures de pointe. Ici c’est comme ça, ont été mixé dans un périmètre d’un kilomètre carré Pigalle, les Halles, le XVIème, la Courneuve et le Marais chiens en laisse. A deux stations de là, dans la gare centrale, c’est un autre style; ici les sans-abris mendient mais toujours en silence. A quelques mètres à peine des bornes à tickets qui déversent la faune travailleuse, une femme agenouillée est quasi étendue sur le sol, les fesses sur les chevilles avec le haut du corps et les bras allongés devant elle. Elle a le front sur le carrelage et au bout des doigts un gobelet rose en plastique pour collecter les pièces. Elle comme les autres, la sécurité ne prend même plus la peine de les bouger. Et dès cinq heures du soir, pendant deux heures, ils se postent à chaque coin de trottoir, chaque coin de rue, chaque carrefour à angle droit. Figures immobiles, comme des pions qui se sont posés stratégiquement sur l’échiquier. Comme des sculptures, ils s’exposent les yeux baissés. C’est une forme d’économie souterraine, un marché immobilier parallèle, cruel et statique : Si tu bouges, tu perds ta place. Malgré tous leurs efforts pour être là, pour continuer d’être là, autour d’eux se dessine un slalom invisible les faisant chaque jour devenir un peu plus transparents; comme un décor qui se fond jusqu’à disparaître.
Slalom d’aveugles
Mahé, Jun 17th, 2014